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Les linguistes atterrées : repenser les débats sur le français

Avec le texte intégral ci-dessous.

 

“Les discours évaluatifs, qui indiquent ce qui serait « correct », saturent (…) l’espace (…) médiatique (…), incitant à réduire toute réflexion sur la langue à la recherche simpliste des formes sans faute. […] L’accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre [sa] vitalité, sa (…) faculté à s’adapter (…), et même par empêcher de croire à son avenir !

Il y a urgence à y répondre”.

Je suis Maria Candea, professeure à l’université Sorbonne nouvelle en linguistique française et sociolinguistique.

Notre Tract “Le français va très bien, merci” a été rédigé par 18 linguistes, de France, de Belgique, du Canada, et de Suisse. Ce type de démarche est rare en linguistique, même si récemment nous avons vu des économistes et des historiennes et historiens se rassembler de la même manière.  Nous sommes spécialistes de syntaxe, sémantique, pragmatique, histoire de la langue, histoire de l’orthographe, grammaire, analyse des discours, sociolinguistique, sociophonétique et stylistique.  Et nous appelons le public, les passionnées de langue, les journalistes, nos collègues linguistes ou enseignantes et enseignants, à nous rejoindre ; pour changer, d’urgence, notre regard et nos discours sur la langue française.

Ce Tract poursuit deux objectifs : expliquer pourquoi nous sommes atterrées et diffuser des propositions.

Nous sommes atterrées par le décalage entre les discours toujours alarmistes sur la langue et sa situation observable, objectivable par des chiffres et des études. Nous sommes atterrées par les erreurs et désinformations des puristes qui s’appuient sur un état fantasmé du passé pour prôner une détestation des usages actuels, comme le fait Alain Borer dans une publication de cette même collection Tracts de Gallimard.  Cette mythologie entretient la confusion dans les esprits, mélange de véritables problèmes d’accès aux compétences en rédaction  avec la diffusion d’une peur paralysante des fautes, et finit par créer une culpabilité et une insécurité par rapport à sa propre langue, et un dégout de la grammaire présentée comme un labyrinthe monstrueux.

Nous formulons trente propositions pour sortir de ce décalage et nourrir les débats. Au lieu de se contenter de vouloir multiplier des dictées, qu’on sait inefficaces, notre Tract propose des mesures concrètes, concernant l’orthographe, l’enseignement, l’anglais, les langues régionales, le genre etc.

Notre Tract dénonce les impostures trop souvent présentes dans les discours médiatiques sur la langue et veut mettre à disposition du public le plus large possible des connaissances et des constats qui constituent la base de nos disciplines universitaires.

Il est structuré en 10 points, 10 brefs chapitres.

Les deux premiers, “le français n’est plus la langue de Molière” et “Le français n’appartient pas à la France” donnent des repères sur l’histoire du français en Europe et sa diffusion dans le monde. On n’a jamais autant parlé et autant écrit en français. Nous proposons entre autres de faire découvrir la véritable langue de l’époque classique, et ce dès le collège ! Nous proposons également de favoriser l’éducation aux nombreuses variétés de français et cesser de prôner la supériorité d’une norme unique forgée à Paris.

Notre troisième point résume l’histoire des contacts de langues et de la concurrence entre le français et l’anglais, et propose différentes manières de poser ces questions. Nous devons sortir de la peur irrationnelle de quelques anglicismes pour tenter de comprendre les dynamiques des échanges et concurrences entre langues à un niveau plus global. Toutes les langues ont des spécificités et toutes ont des caractéristiques communes avec les langues voisines. Le français ne fait pas exception, même s’il est vrai que l’anglais a aujourd’hui un poids particulier sur toute la planète.

Nous abordons ensuite les instances de régulation du français : la DGLFLF (délégation générale à la langue française et aux langues de France, l’OQLF = l’office québécois de la langue française, le Conseil des langues et des politiques linguistiques de la Fédération Wallonie Bruxelles etc. L’Académie française n’en fait plus partie. Son dictionnaire publié une fois par siècle est devenu sans objet. Elle jouit d’un prestige devenu sans lien avec ses compétences et s’est auto-attribué l’ambition de bloquer l’évolution des normes linguistiques. C’est pourquoi nous proposons de créer un véritable Collège des francophones pour la remplacer désormais dans toutes ses missions en matière de langue en faisant converger les différentes instances qui travaillent réellement sur les normes du français.

Le point 5 explique que l’orthographe française a été mise à jour régulièrement jusqu’en 1835, puis tout s’est bloqué, à la différence des autres langues européennes qui poursuivent leurs mises à jour. Nous appelons non seulement à appliquer largement les rectifications orthographiques de 1990, assez modestes, mais aussi à aller plus loin, comme sur la régularisation des pluriels en -x ou l’invariabilité du participe passé avec « avoir » demandées par de nombreux professeurs de français notamment en Belgique et au Québec. Pour l’orthographe lexicale, qui compte bien des aberrations, nous appelons à banaliser l’usage des correcteurs automatiques d’orthographe comme on l’a fait pour les calculatrices en cours de maths dans le secondaire.

Les trois chapitres suivants font le point sur les écritures numériques, sur le français parlé qui n’est ni déficient, ni une forme appauvrie de l’écrit mais qui a son propre fonctionnement. Passionnant à étudier ! Nous en profitons pour remettre les choses au clair et répondre à certaines intox. Il n’existe pas de jeunes qui auraient 500 mots de vocabulaire, comme l’a prétendu Alain Bentolila qui savait parfaitement qu’il diffusait une intox. Une langue ne peut pas être abimée ou massacrée par ses emplois; c’est absurde ; le seul ennemi mortel d’une langue c’est la non transmission dans les familles. C’est pour cette raison que des langues sont menacées ou disparaissent, y compris en France. Nous renvoyons vers des études et des ressources qui vous inciteront, nous espérons, à vérifier les affirmations trop souvent colportées sans vérifications. En matière de langue, il est indispensable de ne pas se contenter des « comment » pour se demander « pourquoi? ». Toute affirmation doit pouvoir être justifiée. Rien ne tombe du ciel, en matière de langue, même les règles d’orthographe, même les règles de grammaire !

Le chapitre 9 fait le point sur les discussions souvent passionnelles autour du genre grammatical : l’Académie a bloqué pendant plus de 30 ans l’emploi du féminin pour désigner les métiers et les fonctions exercées par des femmes, elle bloque aujourd’hui toutes les néographies permettant de désigner les groupes mixtes. Ces questions méritent des débats sans anathèmes, sans crispations ! Par exemple, l’accord de proximité (on dit « certaines régions et départements » – et non « certains régions et départements ») a toujours existé, comme dans d’autres langues, et devrait être à nouveau enseigné. Aucune norme, quelle qu’elle soit, n’est figée. Tout bouge dans l’histoire et continuera à bouger.

Le tract se clôt par un chapitre qui présente notre profession : “Linguiste c’est un métier”. Nous voulons partager nos outils, nos méthodes et nos ressources, avec le grand public en les diffusant au maximum. Face à la peur du laxisme, face aux inquiétudes, nous défendons l’exigence et la rigueur des méthodes, et nous appelons le public à tirer les débats vers le haut. Observer l’usage c’est dire précisément quand apparait tel usage, pour quelle raison il apparait, quand il devient majoritaire, et chez qui. Ce n’est pas jeter l’anathème sur tous les anglicismes, ou les « tics de langage ». Nous pouvons répondre à des questions sur le lien entre langage et cognition, le développement langagier de l’enfant, les traitements automatiques du langage, le pouvoir des mots, les plurilinguismes, les structures grammaticales, la variabilité des prononciations …

Nous vous invitons à nous rejoindre et à porter un regard mieux informé sur le français actuel. Vous pouvez nous retrouver sur notre site tract-linguistes.org. Vous pouvez soutenir nos propositions en ligne ou soutenir notre association en y adhérant. Ou tout simplement nous lire, poser des questions, réagir, faire le lien avec vos propres pratiques linguistiques.

Rendez-vous en librairie et sur les réseaux sociaux.