La tournure « je vous partage quelque chose » est fréquemment pointée du doigt à la fois comme envahissante et fautive, comme dans cet article du Figaro ou cette chronique de Karine Dijoud pour Radio Classique.
Rencontre-t-on cet emploi de plus en plus souvent depuis le développement des réseaux sociaux ? C’est probable, mais pas surprenant puisque la raison d’être des réseaux sociaux est justement… le partage, et qu’on y passe nous-mêmes un certain temps.
Ce n’est pas pour autant que c’est une nouveauté : celles et ceux qui l’affirment sont en fait sujets à un biais cognitif nommé par le linguiste Arnold Zwicky « illusion de récence », c’est-à-dire la conviction que ce dont on vient de remarquer l’existence est récent. Cette illusion va souvent de pair avec l’illusion de fréquence, qui veut qu’une fois qu’on a remarqué l’existence de quelque chose, on a l’impression de la voir partout, tout le temps.
Les objections à ce tour sont à double canon : il s’agit d’une part de critiquer sa syntaxe (il faudrait dire « je partage avec vous »), d’autre part de rejeter son sens de « communiquer » (voir la rubrique « Dire, ne pas dire » de l’Académie française ici et là).
Syntaxe fautive ?
Dès qu’on se documente un peu, on se rend compte que cette construction que j’appellerai « dative » (« je lui partage qqch », « je partage qqch à qqn ») se trouve en réalité de longue date sous des plumes parmi les plus reconnues du canon français.
Une simple recherche dans le corpus Frantext en fait remonter, entre autres, chez Montaigne (1592), Théophile de Viau (1621), Corneille (1682), Marivaux (1736), Montesquieu (1755), Maupassant (1883), Zola (1892) ou encore Claudel (1901).
Auteurs dont on serait bien en peine de faire des victimes des rézosocios…
On la trouve même chez certains académiciens, comme ci-dessous le Duc de Noailles, directeur de l’Académie, dans son discours sur la vertu de 1872 :
Dès son jeune âge, elle visitait les malheureux et les malades, et leur partageait ses petites économies.
Syntaxe validée donc non seulement par l’usage mais aussi par ce qu’on peut appeler des « locuteurs compétents » et canoniques : on a donc bien affaire à une règle zombie — ou plutôt « croquemitaine » ! 🧟♂️
Inventée de toutes pièces par des gens à qui la construction dative ne plait pas, lui préférant celle à préposition « avec », elle a fini par être intégrée au point d’être enseignée et dégainée dès qu’il s’agit de s’en prendre à celles et ceux qui l’enfreignent.
Or la construction dative du verbe « partager », outre qu’elle ne pose aucun problème de compréhension (soyons honnêtes, tout le monde saisit le sens d’une phrase comme « je vais vous partager mon expérience »), est même tout ce qu’il y a de conforme à la logique syntaxique d’autres verbes distribuant le même type d’arguments.
En effet, dans « je vous partage mes photos de vacances », le verbe « partager » distribue trois rôles : un agent (celui qui partage, « je »), un patient (ce qui est partagé, « mes photos de vacances ») et un destinataire (celui qui reçoit le patient en partage, « vous »).
Il a donc le même schéma qu’un verbe comme « donner », « prêter », « vendre », etc. qui prennent pour le rôle de destinataire un complément attributif. En français, les compléments attributifs sont presque toujours des COI introduits par la préposition « à », ou bien des pronoms compléments COI (ou « datifs ») comme lui/leur.
Partager n’est pas communiquer ?
Quant à l’objection faite à l’emploi de « partager » pour dire « communiquer » plutôt que « diviser »… constatons d’emblée qu’il est synonyme de la locution verbale « faire part de qqch à qqn », qui elle aussi convoque la base lexicale « part » !
En outre, c’est là aussi un emploi validé par d’éminent·es francophones, tels Sylviane Agacinski elle-même dans son discours de réception à l’Académie française le 14 mars 2024 :
Jean-Loup Dabadie avait la prestance des sportifs de terrain et la partialité des sportifs de gradins. Je me suis laissé dire qu’il avait trouvé à l’Académie quelques complices « allumés de sport » (c’est son mot) avec lesquels partager sa passion pour le rugby et le football.
Selon les critères de l’institution qu’elle venait de rejoindre, c’est « quelques complices à qui faire partager sa passion » qu’elle aurait dû dire. Avant elle, c’est Madame le Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse qui exprimait son vœu de
partager nos expériences, nos interrogations avec nos collègues chinois
lors d’une conférence de 2014 à Pékin sur la « définition de la langue et [la] composition du 9e dictionnaire. »
En définitive, si la syntaxe comme le sens de cet emploi de « partager » sont à la fois cohérents avec le fonctionnement général de la langue française et validés par l’usage, il ne reste plus aucune raison de condamner celles et ceux d’entre nous « qui partagent leur expérience à leurs ami·es ».
Florent Moncomble
Référence :
Abeillé, A., Godard, D., Delaveau, A., & Gautier, A. (Éds.). (2021). La grande grammaire du français : GGF (1re édition). Actes sud ; Imprimerie nationale éditions.
La tournure « je vous partage quelque chose » est fréquemment pointée du doigt à la fois comme envahissante et fautive, comme dans cet article du Figaro ou cette chronique de Karine Dijoud pour Radio Classique.
Rencontre-t-on cet emploi de plus en plus souvent depuis le développement des réseaux sociaux ? C’est probable, mais pas surprenant puisque la raison d’être des réseaux sociaux est justement… le partage, et qu’on y passe nous-mêmes un certain temps.
Ce n’est pas pour autant que c’est une nouveauté : celles et ceux qui l’affirment sont en fait sujets à un biais cognitif nommé par le linguiste Arnold Zwicky « illusion de récence », c’est-à-dire la conviction que ce dont on vient de remarquer l’existence est récent. Cette illusion va souvent de pair avec l’illusion de fréquence, qui veut qu’une fois qu’on a remarqué l’existence de quelque chose, on a l’impression de la voir partout, tout le temps.
Les objections à ce tour sont à double canon : il s’agit d’une part de critiquer sa syntaxe (il faudrait dire « je partage avec vous »), d’autre part de rejeter son sens de « communiquer » (voir la rubrique « Dire, ne pas dire » de l’Académie française ici et là).
Syntaxe fautive ?
Dès qu’on se documente un peu, on se rend compte que cette construction que j’appellerai « dative » (« je lui partage qqch », « je partage qqch à qqn ») se trouve en réalité de longue date sous des plumes parmi les plus reconnues du canon français.
Une simple recherche dans le corpus Frantext en fait remonter, entre autres, chez Montaigne (1592), Théophile de Viau (1621), Corneille (1682), Marivaux (1736), Montesquieu (1755), Maupassant (1883), Zola (1892) ou encore Claudel (1901).
Auteurs dont on serait bien en peine de faire des victimes des rézosocios…
On la trouve même chez certains académiciens, comme ci-dessous le Duc de Noailles, directeur de l’Académie, dans son discours sur la vertu de 1872 :
Syntaxe validée donc non seulement par l’usage mais aussi par ce qu’on peut appeler des « locuteurs compétents » et canoniques : on a donc bien affaire à une règle zombie — ou plutôt « croquemitaine » ! 🧟♂️
Inventée de toutes pièces par des gens à qui la construction dative ne plait pas, lui préférant celle à préposition « avec », elle a fini par être intégrée au point d’être enseignée et dégainée dès qu’il s’agit de s’en prendre à celles et ceux qui l’enfreignent.
Or la construction dative du verbe « partager », outre qu’elle ne pose aucun problème de compréhension (soyons honnêtes, tout le monde saisit le sens d’une phrase comme « je vais vous partager mon expérience »), est même tout ce qu’il y a de conforme à la logique syntaxique d’autres verbes distribuant le même type d’arguments.
En effet, dans « je vous partage mes photos de vacances », le verbe « partager » distribue trois rôles : un agent (celui qui partage, « je »), un patient (ce qui est partagé, « mes photos de vacances ») et un destinataire (celui qui reçoit le patient en partage, « vous »).
Il a donc le même schéma qu’un verbe comme « donner », « prêter », « vendre », etc. qui prennent pour le rôle de destinataire un complément attributif. En français, les compléments attributifs sont presque toujours des COI introduits par la préposition « à », ou bien des pronoms compléments COI (ou « datifs ») comme lui/leur.
Partager n’est pas communiquer ?
Quant à l’objection faite à l’emploi de « partager » pour dire « communiquer » plutôt que « diviser »… constatons d’emblée qu’il est synonyme de la locution verbale « faire part de qqch à qqn », qui elle aussi convoque la base lexicale « part » !
En outre, c’est là aussi un emploi validé par d’éminent·es francophones, tels Sylviane Agacinski elle-même dans son discours de réception à l’Académie française le 14 mars 2024 :
Selon les critères de l’institution qu’elle venait de rejoindre, c’est « quelques complices à qui faire partager sa passion » qu’elle aurait dû dire. Avant elle, c’est Madame le Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse qui exprimait son vœu de
lors d’une conférence de 2014 à Pékin sur la « définition de la langue et [la] composition du 9e dictionnaire. »
En définitive, si la syntaxe comme le sens de cet emploi de « partager » sont à la fois cohérents avec le fonctionnement général de la langue française et validés par l’usage, il ne reste plus aucune raison de condamner celles et ceux d’entre nous « qui partagent leur expérience à leurs ami·es ».
Florent Moncomble
Référence :
Abeillé, A., Godard, D., Delaveau, A., & Gautier, A. (Éds.). (2021). La grande grammaire du français : GGF (1re édition). Actes sud ; Imprimerie nationale éditions.
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