En tant que linguistes, on reçoit souvent (surtout l’été…) des demandes d’interview sur les tics de langage, au point qu’on pourrait se demander si ce marronnier n’est pas un véritable tic de journaliste, au sens habituel de trouble compulsif, geste automatique répété involontairement.
Disons-le d’emblée : la notion n’a aucune base en linguistique. On pourrait parler de tic situationnel uniquement dans un cas de figure : lorsqu’une personne, placée dans une situation stressante, utilise compulsivement de manière très fréquente un mot ou groupe de mots — n’importe lequel. Ça peut être « oui madame », « je savais pas » ou un quelconque marqueur argumentatif, par exemple « effectivement ». Dans ce cas de figure conjoncturel, le mot ou l’expression concernée n’en deviendrait pas un tic pour tout le monde ; tout comme le fait de se brosser les dents ou se gratter la tête ne sont pas des tics en soi ; ils le deviennent si le geste est répété à de trop brefs intervalles.
Or, ce que nous demandent les journalistes, ce sont précisément des listes de mots ou expressions qui seraient des tics en soi ! Notre réponse : « il n’y en a pas ! », n’est pas toujours acceptée et il est intéressant de tenter de comprendre pourquoi.
C’est que la chasse aux « tics de langage» répond à au moins (il y en a sans doute d’autres…) deux grands types de demande.
Des clics à bon compte
La première raison de vouloir absolument dresser des listes de « tics », c’est que cela génère des clics et brosse dans le sens du poil le lectorat conservateur. Au point qu’on le trouve parfois dans le titre d’un article alors que le contenu de l’article concède qu’il ne s’agit pas d’un tic ! Le but dans ce cas n’est pas de (faire) comprendre quoi que ce soit sur le fonctionnement du langage mais de construire de la connivence à travers un partage basique de préjugés.
Parfois, les journalistes défendent des positions qui vont au-delà du purisme sur la langue, des positions qu’on pourrait qualifier métaphoriquement d’intégristes : dresser des listes de mots courants qui n’ont rien d’incorrect et menacer les gens avec des punitions symboliques anxiogènes : « N’utilisez jamais ce mot, car cela détruit la langue et/ou ruine votre réputation ! », ou bien – tout aussi ridicule sur le fond mais encore plus sournois – « Sachez utiliser ce mot avec parcimonie car il peut vous échapper et devenir un terrible tic ». Ces textes nous font penser à des pratiques bien rodées dans les mouvements sectaires, qui incitent les membres à analyser jusqu’à la névrose leurs moindres gestes, leurs moindres pensées, et livrer leurs méfaits ou cas de conscience au jugement collectif dans des autocritiques publiques.
Un juteux fonds de commerce
La deuxième raison, qui n’exclut pas un cumul avec la première, c’est de vouloir vendre des guides ou des produits pour enseigner aux gens comment éviter les tics. Eh oui… Une fois déclarée l’existence de ce mal mystérieux, les journalistes ou guides en tous genres (comme le Projet Voltaire https://www.projet-voltaire.fr/dossier-voltaire/tics-de-langage/, par exemple) comptent sur l’effet de panique provoqué par la découverte d’une liste de mots courants, qui n’ont rien de pathologique, et proposent des conseils ou exercices pour parvenir à s’en débarrasser. Docteurs Knock de la langue, ils prescrivent des remèdes à un mal inventé de toutes pièces.
Quelle légitimité ?
Nous linguistes observons régulièrement les inventaires de « tics de langage » présentés par des instances autoproclamées, car c’est intéressant de pouvoir les décrire. Il s’agit de listes fourre-tout qui regroupent le plus souvent, sans suivre de logique grammaticale, des phénomènes liés à une mode qui, comme toutes les modes, s’érige en norme momentanée et très locale : des néologismes de toutes sortes (de ouf, génial ou dingue au sens de très apprécié ; trop au sens intensifiant de très), des expressions ludiques (voili voilou) ou des métaphores éphémères, diffusées en particulier par les jeunes, cibles privilégiées des puristes (en PLS). On trouve parfois dans ces listes des marqueurs discursifs banals et bien installés dans l’usage (au final, en fait), parfois eux aussi soumis à des mouvements générationnels (tu vois, du coup, si tu veux).
Bien entendu, le contenu des condamnations évolue avec le temps ; des expressions comme n’est-ce pas, vachement déjà passées de mode, des appréciatifs comme épatant ou des quantifieurs adoptés largement depuis fort longtemps comme pas mal de, beau coup devenu beaucoup, ne font plus partie des inventaires de cibles actuelles, même s’ils sont passés par les mêmes processus de figement dans l’histoire.
Le plus souvent, les chasseurs autoproclamés de « tics » ne prennent pas la peine d’expliquer pourquoi il faudrait considérer comme tels des mots employés couramment et correspondant à des opérations argumentatives ou à une fonction émotive. La connivence suffit, et la critique se limite à : « on n’en peut plus… » Parfois on peut lire tout de même des explications vaseuses, éventuellement inspirées de recommandations obsolètes ou fantaisistes de l’Académie française, comme celles qui invitent à rejeter l’emploi de de base comme connecteur et à l’approuver comme complément de nom (technique de base) ; or, ce connecteur est formé exactement comme de suite, de fait, ou en somme.
Une notion à oublier
Qu’on se le dise : les seuls critères qui rendent ces listes cohérentes, c’est d’une part d’exprimer le fantasme d’une langue intouchable, soustraite aux modes et à la variation; et c’est d’autre part le souhait d’utiliser ces mots comme supports de stigmatisation contre différents groupes sociaux. Quitte à modifier de manière ad hoc ces listes régulièrement, pour mieux capter les clics et mieux inciter à l’achat de guides censés enseigner à parler sans tics.
Or, pour travailler son style, nul besoin de la notion de tic de langage. On peut l’oublier. C’est un poison pour le raisonnement sur la langue, et un gouffre pour votre attention, quand ce n’est pas votre portemonnaie.