Loi immigration, marché OFII et « maitrise » de la langue française : quand les politiques gouvernementales montent les exigences et baissent les moyens

Quand depuis plusieurs années, un étranger en situation régulière ne maitrise pas le français, c’est qu’il n’a pas produit d’efforts

affirme le Ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau au début d’un reportage intitulé « immigration : polémique sur des tests de français », diffusé dans L’Œil du 20h sur France 2, le 10 février 2025.

Les cinq minutes de vidéo mettent en lumière la montée des contraintes en matière de maîtrise du français pour les personnes ayant besoin d’un titre de séjour pour vivre en France. En effet, si la France est dotée d’une “politique linguistique d’immigration” (Pradeau, 2021) depuis une quinzaine d’années, les dernières annonces indiquent un nouveau serrage de vis après l’adoption, en janvier 2024, de la dernière loi immigration. Ce durcissement se traduit par une élévation des niveaux linguistiques attendus en français pour obtenir une carte de séjour pluriannuelle ou la nationalité française et, dans le même temps, par une dégradation conséquente de la formation linguistique assurée auprès des personnes concernées. En plus d’être dangereuses, ces annonces reposent sur de fausses croyances, agitées comme prétextes au durcissement de la politique migratoire française.

De nombreux travaux de chercheurs et chercheuses le montrent en effet : non, la langue française n’est pas une condition préalable à l’intégration, même si elle peut bien entendu faciliter la participation à la société française. Pourtant, en France, la langue est brandie par l’État comme instrument d’une politique de contrôle toujours plus accru de l’immigration extra-européenne – les ressortissant·es de l’UE n’ayant pas besoin de demander un titre de séjour. Ainsi, depuis le début des années 2010, les exigences linguistiques n’ont fait qu’augmenter :

• depuis 2012, pour obtenir la nationalité française, il faut attester d’un niveau B1 en français, à l’oral seulement au début, et également à l’écrit depuis mars 2020,

• depuis 2018, pour obtenir une carte de résident de 10 ans, il faut attester d’un niveau A2 à l’oral et à l’écrit.

Ces exigences sont déjà un facteur d’exclusion quasiment indépassable pour les personnes n’ayant pas ou peu été scolarisées, car leurs compétences en lecture et en production écrite sont souvent limitées. Au-delà, la passation des examens standardisés nécessaires pour attester du niveau requis est une gageure pour de nombreuses personnes qui, travaillant et vivant en France depuis longtemps, sont tout à fait compétentes en français au quotidien, mais sont cependant peu habituées à la forme scolaire de l’examen et à la préparation spécifique nécessaire. Sans parler du coût de la passation – 150 € environ, sans garantie de réussite évidemment…

En outre, ces dispositions sont fixées par décret, et sont donc susceptibles d’évoluer. Les débats et commentaires autour de la loi immigration adoptée en 2024 laissent ainsi entendre que ces niveaux seront augmentés d’ici la fin de l’année 2025 :

• l’obtention d’une carte de séjour pluriannuelle, qui n’est pour l’instant pas soumise à un test de langue, serait conditionnée à l’atteinte d’un niveau A2,

• celle de la carte de résident, à l’atteinte d’un niveau B1,

• enfin, le niveau B2 serait exigé pour obtenir la nationalité française.

Dans la mesure où la loi immigration interdit de renouveler plus de trois fois un titre de séjour d’un an, préconisant le passage à la carte de séjour pluriannuelle, toute personne adulte souhaitant continuer à vivre en France au-delà de quatre ans devra attester avoir atteint le niveau A2 à l’oral et à l’écrit, sous peine de ne plus avoir droit au séjour légal. D’après l’étude d’impact du Sénat au moment du vote de la loi immigration, cette nouvelle mesure empêchera 15 à 20 000 personnes d’obtenir une carte de séjour pluriannuelle – et donc, à terme, de rester légalement en France. On le voit, le renforcement des exigences linguistiques est utilisé sciemment comme une machine à fabriquer de la précarité et de l’illégalité.

Dans ce contexte, l’Office de l’Immigration et de l’Intégration, opérateur de l’État, vient d’effectuer un changement majeur. Depuis 2007, les étranger·es extra-européen·nes sont en effet soumis·es à une obligation de formation linguistique visant l’obtention du niveau A1, à travers des parcours de 100 à 600 h de formation. Ce dispositif est loin d’être parfait : ces dernières années, de nombreuses voix ont légitimement questionné la pertinence de l’obligation de formation (une modalité d’apprentissage qui ne peut convenir à tous les profils vu leur diversité), la rapidité de l’entrée en formation dans un moment où les nouveaux arrivants sont parfois submergés par les tâches liées à leur installation, la limitation au niveau A1, mais aussi la définition des contenus, très fortement marqués par une idéologie républicaine souvent empreinte de préjugés post-coloniaux. Il reste que ce dispositif permet de commencer à s’approprier le français en bénéficiant de l’accompagnement d’un formateur ou d’une formatrice qualifié·e, et participe à la socialisation en français des personnes nouvellement arrivées.

Or, à partir du mois de juillet 2025, seules les personnes ne sachant pas lire et écrire ET ayant un niveau grand débutant à l’oral (niveau dit A1.1) continueront à bénéficier d’une formation en présentiel. Pour les autres, c’est-à-dire la grande majorité des personnes concernées par l’obligation de formation linguistique, ils et elles devront se former 100 % en ligne, via une plateforme qui n’existe pas encore, mais dont la description par l’OFII montre qu’aucun accompagnement par des formateurs ou formatrices humain·es n’est prévu. On peut souligner un premier paradoxe : afin d’“intégrer” ces nouveaux arrivants, on leur impose un apprentissage dans l’isolement !

Ce dispositif de formation à distance revient peu ou prou à proposer l’accès à un manuel de langue avec des activités auto-correctives, sans formateur ou formatrice, et sans échanges entre pairs. Ce type d’enseignement ne peut, matériellement, que privilégier les activités de compréhension (orale ou écrite) et la compétence grammaticale et lexicale (vocabulaire) : comment, en effet, s’entraîner à l’interaction à l’oral ou à l’écrit sans bénéficier d’un accompagnement humain pour sélectionner les activités, les animer, puis dispenser des corrections et des conseils personnalisés ? Les applications en ligne qui proposent des cours gratuits le montrent : cette approche encourage un travail sur la langue (grammaire, lexique) et peu en lien avec les usages quotidiens – à l’opposé du nécessaire développement d’une compétence langagière et culturelle en interaction.

L’apprentissage au moyen d’une plateforme en ligne nécessite également de disposer des outils numériques adéquats (tablette, écouteurs, connexion internet…), ainsi que d’un temps et d’un espace propices au travail – comme l’a bien montré le passage compliqué au 100 % distanciel pendant les confinements de 2020. L’accès aux ressources matérielles, assuré jusqu’ici par les organismes de formation, reposera donc désormais sur les épaules des bénéficiaires ; on sait pourtant à quel point l’expérience migratoire est source de déclassement social, donc de diminution des ressources et de difficultés pour accéder à un logement suffisamment vaste. En outre, l’utilisation technique des outils numériques en autonomie n’est pas nécessairement un acquis : apprendre via une plateforme, même pensée pour être “intuitive” comme le demande l’OFII, nécessite des savoir-faire numériques. Or, en 2021, l’INSEE estimait à 28 % la part de la population ayant des compétences numériques faibles. L’OFII souhaite que la plateforme mette à disposition des tutoriels vidéos : seront-ils suffisants ? Chaque bénéficiaire y aura-t-il accès dans la langue dans laquelle il est susceptible de le comprendre ?

Cette modalité d’apprentissage présuppose en outre une totale autonomie d’apprentissage dans un environnement numérique. Or, depuis les années 80, les recherches qui s’intéressent à la formation à distance, en didactique des langues ou dans d’autres disciplines, ont montré que l’autonomie d’apprentissage n’est pas innée. Son développement nécessite un accompagnement, souvent par une médiation humaine via le tutorat, et repose sur diverses compétences : en plus de savoir se servir des outils numériques (compétence technique), il faut savoir planifier et organiser ses apprentissages (compétence (méta)cognitive) et savoir maintenir sa motivation, son désir d’apprendre (compétence motivationnelle) – sous peine d’aboutir à des abandons massifs. Sur ce plan, le dispositif 100 % numérique décrit par l’OFII prévoit l’envoi de mails automatiques de rappel en cas d’absence de connexion pendant plusieurs semaines : une mesure peu motivante et inadaptée aux bénéficiaires peu habitué·es à la communication par mail. Les retours de terrain des bénéficiaires et des formatrices et formateurs le confirment déjà : le choix fait par l’OFII est déconnecté des réalités de terrain. Si la formation à distance peut présenter un intérêt pour certain·es, notamment du fait de la flexibilité spatio-temporelle qu’elle permet, le choix d’un enseignement 100 % en ligne et sans accompagnement ne peut donc convenir qu’aux bénéficiaires déjà autonomes dans leurs apprentissages, très motivé·es, ayant fait des études poussées et disposant ainsi de ressources culturelles et scolaires élevées.

Enfin, pour personnaliser le parcours d’apprentissage et pour limiter la durée d’accès à la plateforme à un an par bénéficiaire, il faudra un identifiant numérique pour se connecter. La plateforme sera donc en mesure d’enregistrer, pour chaque bénéficiaire, le nombre, la durée et la fréquence des connexions, les activités réalisées, la progression mesurée. Dans le contexte de contrôle accru des flux migratoires décrit plus haut, l’existence même de ces données laisse craindre qu’elles puissent être utilisées pour renforcer la surveillance des personnes, et servir de prétexte à l’entrave des parcours migratoires.

Il ne suffit pas, comme l’affirme Didier Leschi, directeur de l’OFII, dans le reportage de France 2 cité plus haut, d’« avoir confiance dans les gens » : le choix d’une modalité d’enseignement-apprentissage doit correspondre à un choix éclairé. À titre de comparaison, envisagerait-on de transformer le système scolaire et universitaire pour remplacer l’intégralité des enseignant·es par un enseignement 100 % en ligne sans accompagnement ? Dans le contexte de crise économique et de cure d’austérité que nous traversons, tout porte à croire que cette transformation profonde de la formation linguistique obligatoire répond à une logique de restriction budgétaire. À l’heure où la dématérialisation des services publics s’accélère, cette mesure approfondit le désengagement de l’État en matière d’insertion sociale des adultes migrant·es, et renforce la responsabilisation de ces mêmes adultes, sommé·es de justifier leur niveau de français comme preuve “d’intégration” pour être autorisé à rester en France.

Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, nous revendiquons :

• le retrait du marché de formation 100 % distanciel,

• l’accès à des formations linguistiques en modalité présentielle, dans des conditions matérielles favorables aux bénéficiaires comme aux professionnel·les de la formation : la formation linguistique comme droit et non comme devoir,

• la diversification des espaces et des programmes d’enseignement-apprentissage, pour prendre en compte la diversité des individus et de leurs manières d’apprendre,

• le retrait des exigences linguistiques conditionnant l’accès aux titres de séjour et à la nationalité.

Philippe Blanchet, Myriam Dupouy, Eric Mercier, Maude Vadot,
avec les contributions de Yuchen Chen, Laëtitia Pierrot et Caroline Venaille
et le soutien du collectif “le français pour toutes et tous”

Cette tribune a tout d’abord été publiée le 27 février dernier sur le blog Médiapart de Philippe Blanchet.

Pour en savoir plus

Un article de blog : Philippe Blanchet, “Le projet de loi immigration instrumentalise la langue pour rejeter des « migrants »”, 6 novembre 2023.

Un article scientifique de Maude Vadot : « Dix ans après la parution du Référentiel Français Langue d’Intégration, où va la formation linguistique obligatoire en France ? », Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 21-1 | 2023, mis en ligne le 15 avril 2023, http://journals.openedition.org/rdlc/11946

Deux épisodes de podcast : “La langue française, modèle d’intégration ?” et “L’intégration au prisme du genre”, “Parler comme jamais”, Nadia Ouabdelmoumen, Maude Vadot et Laélia Véron, mars 2021.

Un rapport de recherche-action : Eric Mercier, “L’accès au français pour tous : oui, mais comment ?”, 2021-2024.

Trois articles scientifiques sur l’autonomie et la formation à distance :

• Holec, H. (1991). Autonomie de l’apprenant : de l’enseignement à l’apprentissage. Éducation permanente, 107, 1-5.

• Cosnefroy, Laurent, « Autonomie et formation à distance », Recherche et formation [En ligne], 69 | 2012, mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 26 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/1752 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.1752

• Papi, C., & Sauvé, L. (2021). Persévérance et abandon en formation à distance : De la compréhension des facteurs d’abandon aux propositions d’actions pour soutenir l’engagement des étudiants. Presses de l’Université du Québec.

Des thèses de doctorat :

• François Beaubrun, 2020, Contextualisation didactique et médiations linguistiques, identitaires et culturelles dans l’enseignement du français langue d’intégration en Guadeloupe, Thèse de doctorat de sciences de l’éducation sous la direction de F. Anciaux, université des Antilles.

• Luc Biichlé, 2007, Langues et parcours d’intégration de migrants maghrébins en France, Thèse de doctorat de sociolinguistique sous la direction de Jacqueline Billiez, Université Stendhal Grenoble 3.

• Myriam Dupouy, 2018, Dire (avec) l’accent : représentations et attitudes liées aux accents en formation linguistique obligatoire pour adultes migrants allophones, Thèse de doctorat en sciences du langage, Université de Brest.

• Camille Gourdeau, 2015, L’intégration des étrangers sous injonction : Génèse et mise en œuvre du contrat d’accueil et d’intégration, Thèse de doctorat de sociologie sous la direction d’Alain Morice, Université Sorbonne-Paris Cité.

• Michel Gout, 2015, Le rapport entre langue et intégration à travers l’analyse comparative des dispositifs organisationnels des cours linguistiques d’intégration aux jeunes migrants hors obligation scolaire. Étude comparative des dispositifs en Allemagne, Belgique, France et Royaume Uni, Thèse de doctorat de didactique des langues sous la direction de S. Clerc, Université d’Aix-Marseille.

• Émilie Lebreton, 2017, Pour des formations linguistiques (trans)formatrices : Renverser les évidences pour penser l’appropriation du français par des adultes migrants, Université Rouen-Normandie

• Éric Mercier, 2020, Formations linguistiques contractuelles et intégration d’adultes migrants : quelle pertinence à l’obligation de formation ?, Thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de Fabienne Leconte, Université de Tours

• Nadia Ouabdelmoumen, 2014, Contractualisation des rapports sociaux : Le volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration au prisme du genre, Université Rennes 2

• Coraline Pradeau, 2021, Politiques linguistiques d’immigration et didactique du français. Regards croisés sur la France, la Belgique, la Suisse et le Québec, Presses de la Sorbonne Nouvelle

• Maude Vadot, 2017, Le français, langue d’« intégration » des adultes migrant·e·s allophones ? Rapports de pouvoir et mises en sens d’un lexème polémique dans le champ de la formation linguistique, Thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de Jean-Marie Prieur, Université Paul-Valéry Montpellier III.