Notes sur l’ouvrage d’Alain Bentolila, Controverses sur la langue française (2024) Deuxième partie

Par Michel Launey

 

Deuxième partie

Une défense du français, entre animosité et confusion

 

VII. L’orthographe et le « coup » de l’accord du participe passé

 

Pour Bentolila, non seulement les règles sont absolues, mais toutes sont également contraignantes : il n’établit pas de hiérarchie entre celles qui sont observées dans toutes les variantes du français, académiques ou informelles, et celles qui sont soumises à la variation sociolectale, ou en cours d’obsolescence, ou simplement absurdes. Puisqu’un auteur s’astreint à juste titre à écrire sable, et non table ou fable, et à placer le sujet avant le verbe (p. 75), la même rigueur devrait s’appliquer au respect des pluriels en -x :

Le fait de devoir mettre un x au pluriel de certains mots […] risquerait d’engendrer une insupportable frustration chez certains de nos malheureux élèves […]. On en est ainsi venu à confondre aujourd’hui la notion de règle linguistique et celle de privation de liberté (p. 45).

Il reconnait du bout des lèvres au moins une anomalie (honneur/honorable, p. 113), mais ne veut rien savoir des réflexions et des propositions de chercheurs, enseignants, écrivains, journalistes, humoristes (qualités non exclusives), et ne dit rien sur les rectifications de 1990.

En tout cas, l’accord du participe passé avec avoir est nécessaire, pour des raisons de clarté :

Considérez la phrase « La mort de l’homme que j’ai toujours désiré(e) », dans laquelle un accord subtil distingue la déclaration d’amour posthume de la malédiction (p. 114).

Dans toutes ses récentes interviews, Bentolila répète ce même exemple comme un argument imparable, mais il est d’un usage improbable, et surtout fallacieux. D’abord, il est scandaleux qu’un linguiste présente comme une phrase ce qui n’est qu’un constituant d’une phrase, en l’occurrence un groupe nominal dont on ne sait trop s’il occuperait une fonction sujet ou objet dans une phrase complète, où l’ambigüité aurait certainement disparu. Ensuite, la source de l’ambigüité n’est pas dans un non-accord du participe passé, mais dans la portée de toute proposition relative dans une structure Nom + Complément de Nom + Relative, voir notre billet.

Bentolila fait appel à une rhétorique suprémaciste (supériorité de la langue française sur toutes les autres) dans des termes peu clairs :

Le lexique du français est sans aucun doute, parmi les langues du monde, celui qui dévoile avec le plus de clarté les modes de classement et les indices de filiation de ses unités significatives […] Qu’en est-il de rhinocéros, rhinite, oto-rhino- […] ? La réponse nous vient rassurante : RHYN (le nez) Les traces anciennes nous façonnent notre histoire (p. 111-112)

Quelques exemples permettent de supposer ce qu’il entend par « modes de classement » et « indices de filiation ». Il s’agit, d’une part, de la relation entre opérer et opération, ou entre fonder et fondation ; ou encore la productivité de para- dans parapluie, parapente, parachute etc. C’est tout simplement ce qu’on appelle la dérivation (et non la morphologie, comme le prétend Bentolila, car la notion de morphologie couvre aussi la flexion et la composition). On voit pourtant mal en quoi le français serait en cela plus admirable que toutes les autres langues qui connaissent la dérivation. D’autre part, par « indices de filiation » il veut apparemment parler de l’orthographe étymologique, dont on a le droit de soutenir les vertus et l’utilité (au nom d’une dette historique du français envers le latin et le grec), mais il faudrait alors corriger toutes les fausses étymologies, et écrire nénufar au lieu de nénuphar, ou lais au lieu de legs, etc. Et puis, dans ce cas l’orthographe rhinocéros, oto-rhino etc. a raison contre Bentolila, car la translittération du mot grec pour nez donne bien RHIN (avec iota) et non RHYN (avec upsilon).

 

VIII. Une méthode de lecture innovante ?

 

Bentolila dresse un tableau sombre d’une école où l’apprentissage de la lecture prend les élèves en otages dans des affrontements de pouvoir au sein du corps enseignant :

Des polémiques méthodologiques sans fondements scientifiques, attisées par des prises de position idéologiques, ont condamné l’apprentissage de la lecture à une cinquantaine d’années d’errance […]. Deux groupes se sont ainsi longuement affrontés – et s’affrontent encore – mélangeant, jusqu’à la caricature, pédagogie et idéologie, et oubliant, l’un comme l’autre, l’intérêt des enfants les plus fragiles. Ils s’accusent réciproquement […] d’être les « fossoyeurs de l’éducation », ils préfèrent les slogans, les mots d’ordre et les anathèmes à la rigueur des évaluations et au suivi lucide de chaque élève […]. Face à cette querelle stérile, le triple engagement que l’on doit prendre en matière d’apprentissage de la lecture est le suivant : veiller à donner à un enfant un langage oral riche et précis ; s’assurer de la fluidité de son décodage et enfin l’accompagner dans une juste compréhension des mots, des phrases et des textes (p.83)

Mais l’affrontement idéologique entre méthode syllabique et méthode « globale », si tant est qu’il ait pu être aussi extrémiste et intolérant, est en tout cas dépassé aujourd’hui par l’adoption quasi consensuelle de la « méthode mixte » (qui recouvre en fait un ensemble de méthodes et de pratiques essayant de conjuguer les besoins d’exactitude et de compréhension). Surtout, la préconisation finale laisse entendre que ce n’est pas ce que fait l’école, ce qui est une véritable insulte au travail des enseignants : Bentolila a sur ce point plusieurs fois été remis à sa place par des enseignants et des pédagogues, entre autres dans la revue en ligne Le café pédagogique.

Pour sortir de ce guêpier, il a trouvé une solution : la « méthode intégrale », qu’il expose p. 87 (après avoir présenté les trois autres), mais on voit mal en quoi elle diffère de la méthode mixte, sauf le fait d’être présentée par lui-même, ce qui lui permet de se poser en innovateur génial et méconnu. D’autant que le terme même de méthode intégrale lui semble propre, car il est surtout utilisé, à fins publicitaires, par les manuels d’autoapprentissage de LVE.

 

IX. La contradiction malmenée et dénaturée

 

La dénonciation de querelles de pouvoir internes au corps enseignant n’est qu’un volet de la manière dont Bentolila dénature toute objection. Ses contradicteurs sont censés émettre des propositions absurdes et extrémistes (renoncement à toute règle, à toute norme grammaticale ou orthographique) et sont l’objet de qualificatifs qu’on attend plutôt chez les polémistes d’extrême-droite que de la part d’un universitaire. La principale nouveauté (un peu attendue, d’ailleurs) est l’apparition de woke, terme absent de ses ouvrages antérieurs, qui datent d’avant le développement du trumpisme, avec ses attaques contre le monde universitaire et intellectuel.

  • Supprimons donc les règles de grammaire, chante à chaque rentrée scolaire le chœur des bons apôtres pour lesquels toute règle est un abus de pouvoir ! (p. 45-46)
  • Sous le prétexte « d’épargner » les enfants les plus fragiles, quelques bons apôtres prétendent simplifier notre orthographe jusqu’à en faire une simple transcription phonétique (p. 113).
  • À l’école, la complaisance mièvre a remplacé l’ambition […] et l’échec programmé des enfants fragiles a fait renoncer les enseignants au devoir de forcer le destin des enfants ‘mal nés’ […]. La peur du conflit a porté les parents à écarter toute imposition ferme de règles et de repères. Il est devenu infiniment plus confortable de renoncer à toute exigence, d’éviter d’identifier une insuffisance ou de se garder de dénoncer la contravention à une convention linguistique ou sociale […]. Nos démocraties s’enferment jour après jour dans un cadre idéologique « woke » […]. Dans cet enclos de bien-pensance est interdit le doute, est refusé le questionnement ; sont privilégiés les symboles d’appartenance et se trouve rejetée l’analyse objective (p.133).
  • Contrairement à ce que certains démagogues laissent entendre, qui vantent l’expressivité décapante, la puissance créatrice et l’innovation jaillissante de la « langue des cités », il s’agit en fait d’un jargon limité dans ses ambitions et ses moyens (p. 149).
  • Quelques innovations lexicales qui font le délice du Larousse et du Robert, réunis chaque automne dans la même complaisance démagogique (p. 150).
  • Alors que sociologues et linguistes autoproclamés dénoncent la désuétude voire l’inconvenance de nos valeurs universelles […] (p. 166)

On aura noté le refus de considérer la possibilité de construire le sens autrement que dans le cadre du français standard normé. Les linguistes qui, arguments lexicaux et grammaticaux à l’appui, soutiennent que les pratiques langagières des « cités » peuvent être créatives, structurées et pourvues de règles, ne nient pas que dans certains contextes sociaux la maitrise du standard normé soit une nécessité, et qu’il est préférable que les « jeunes des cités » sachent l’utiliser à bon escient. Mais ils refusent l’idée d’une infériorité intellectuelle ou cognitive, tout comme ils sont capables de montrer la complexité des langues minorisées.

 

X. Une vulgarisation erratique, pour la confusion des lecteurs non-linguistes

 

Comme tout spécialiste s’adressant à des profanes, Bentolila rencontre le problème de la vulgarisation. Celle-ci implique des qualités pédagogiques, pour aider les lecteurs à comprendre des notions et des démarches peu familières, mais aussi une exigence de clarté et de vérité, afin de ne pas transmettre des conceptions erronées ou inciter à des interprétations faussées. Sur ces deux points, l’ouvrage n’est guère satisfaisant.

On a vu (§ VII) phrase dans le sens groupe nominal (constituant de phrase). Il y a aussi (chap. 26, et si l’on comprend bien, parce que ce n’est pas très clair) l’emploi de syntaxe comme « principe universel » de combinaison des mots, et grammaire comme « ensemble de conventions » dans une langue particulière, mais ce n’est pas l’emploi commun de ces deux mots, qui serait plutôt : la syntaxe est une partie de la grammaire, qui traite de la relation des mots entre eux (ordre, combinaison, hiérarchies de dépendance), les autres étant l’organisation en classes de mots (« parties du discours ») et les catégories grammaticales : on peut donc parler de syntaxe et de grammaire aussi bien pour une langue particulière que dans le cadre d’une théorie générale du langage. Mais c’est dans la phonétique que Bentolila est le moins crédible.

Les chapitres 17 et 18 (p. 66-70) sont un summum de confusion. Dans une vulgarisation de la linguistique, on peut admettre l’absence de l’API (Alphabet Phonétique International), encore qu’il puisse être fructueux de l’introduire, en présentant chaque item sous la double forme de l’API et de la graphie courante. Mais Bentolila utilise, sans justification ni explication, une convention qui n’est qu’à lui (et même, qui n’apparait que dans ces deux chapitres), à savoir : la représentation par des majuscules. Elle a peut-être pour avantage de repérer les sons uniques écrits en deux lettres, comme GN, AN, ON, mais elle est appliquée de façon chaotique ;

  • il écrit bien GN, mais Ch (alors qu’on attend CH), et les voyelles nasales sont tantôt en majuscules, tantôt en minuscules.
  • [k] apparait comme C (Can = camp) p. 66, puis comme K p. 67.
  • la liste des occlusives p. 67 (P, T, K, B, D, G) est trompeuse, car les non-linguistes seront tentés de lire les lettres selon leur « nom » courant, ce qui est gênant pour G (prononcé [ʒe] « jé », et non avec sa valeur occlusive [ge] « gué », voulue ici).
  • IN est présenté comme la nasalisation de I [i], mais tout étudiant de première année de linguistique apprend vite que, comme l’indique son signe API [ε̃], il s’agit d’une nasalisation de [ε] (« è ouvert », ou, si l’on accepte les conventions de Bentolila, de È).
  • La liste des voyelles p. 67 intègre à la fois IN et UN, ce qui correspond à une distinction qui n’est plus faite que par une minorité de francophones, et ceux qui ne la font pas et n’ont pas eu l’occasion d’y être rendus attentifs seront perturbés. Et on peut se demander quel traitement est préconisé à l’égard des élèves (majoritaires) qui ne font pas cette distinction.
  • En revanche, OU ([u]) est absent : on peut admettre une erreur ponctuelle, mais elle s’ajoute à l’aspect incohérent et bâclé de l’ensemble.
  • Bentolila utilise souvent des notations incomplètes, pensant peut-être simplifier en ne traitant qu’un problème à la fois, mais en notant fOE et  pour fleur et fort, en supprimant les consonnes qu’il juge hors de propos, il introduit plutôt de la confusion.
  • Pour fée, fait, fleur et feu, il note respectivement fE, , fOE et . On suppose que E/È reproduit la convention O/Ò (dans faux/fort – utilisée aussi par les créoles antillais), mais se servir de É ainsi laissé libre pour noter [ø] est une nouvelle source de confusion.
  • Après avoir énuméré (p. 66) 17 « sons consonantiques » et (p. 67) 14 « voyelles », Bentolila nous informe p. 69 que le français a 35 « phonèmes », une arithmétique qui oriente les lecteurs vers une quête infructueuse de la définition et de la liste des quatre « phonèmes » manquants.
  • Ce chaos s’interrompt à partir de la p. 79, où il est dit qu’aux 7 lettres du mot oranger correspondent 5 sons : /o/, /r/, /ã/, /ʒ/, /é/ : une nouvelle convention ni préparée ni justifiée, mais elle a le mérite d’être plus proche du consensus. Sans doute pour ne pas effrayer les lecteurs, on trouve /é/, /ou/ et /u/ pour l’A.P.I. /e/, /u/ et /y/, mais un peu de cohérence semble revenue.

 

XI. Triste bilan

 

Controverses sur la langue françaiseOn aurait eu envie d’adhérer au plaidoyer pour l’émancipation par la langue et pour une place accrue de la linguistique dans les programmes (adaptée à l’âge des élèves) et dans la formation des enseignants. Et l’on trouve dans les Controverses quelques passages dignes d’intérêt, comme son éloge du discours de Sadate (chap. 45) ou sa comparaison entre la syntaxe du principe d’Archimède et celle d’un pamphlet antisémite (chap. 35). On peut aussi trouver raisonnable l’idée que certains contextes sociaux rendent nécessaire l’emploi d’un registre normé, et que l’enseignement de celui-là soit pour l’école un programme légitime.

Ce qui est inadmissible est de se prévaloir d’une compétence de linguiste pour présenter comme autant de « vérités » sur le français non standard, et ceux qui le parlent, des opinions qui ne prennent en compte aucun témoignage ni aucune recherche, et qui se placent délibérément hors d’atteinte en ne fournissant de ce français défectueux (ou de ce non-français) aucun exemple qui pourrait être analysé avec les instruments rationnels de la linguistique.

Bentolila se pose ainsi en adversaire, insultes à l’appui, de tous ses collègues préoccupés de progrès social, mais aussi de rationalité et de réalité factuelle. Surtout, sa volonté affichée de sauver les « pauvres du langage » est exprimée dans des termes qui, bien loin de viser leur bien-être dans le langage, ne font que les stigmatiser, ainsi que leurs enseignants et les chercheurs, tout en dédouanant par son silence les véritables facteurs de l’inégalité et de la relégation. On peut donc s’interroger sur l’intérêt qu’il trouve à durcir et à appauvrir jusqu’à la caricature des thèmes déjà présents dans ces ouvrages précédents. Le plus probable est une stratégie de recherche de nouvelles alliances et de nouvelles reconnaissances. Constatons avec tristesse que cette quête ne se dirige pas du côté des idées et des mouvements progressistes, mais bien plutôt de celui des nouveaux courants de pensée réactionnaires, chauvins et anti-intellectuels.

Michel Launey est l’auteur de La République et les langues, éd. Raisons d’agir, 2023

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