Paris, le centre de la norme du français ?

Il est connu que l’histoire de la langue française a été marquée par la centralisation politique qu’a connu la France, et qu’ont mis en œuvre et défendu autant les anciens pouvoirs royaux que la Révolution française et les régimes républicains des 19e et 20e siècles. Qu’en est-il au plan linguistique ? Dira-t-on comme François Villon : « il n’est de bon bec que de Paris » ?

Un bouillonnement de pratiques langagières

L’ouvrage Paris-Babel, histoire linguistique d’une ville-monde (Actes Sud, 2025) défend l’idée que cette ville devenue métropole au cours des siècles a été en réalité le théâtre de deux dynamiques linguistiques différentes et parfois concurrentes : la fabrication d’un « standard », appuyée sur une construction concertée et explicite de normes, et un foisonnement d’usages divergents, rebelles aux normes, dus notamment à la diversité sociale et au contact avec de nombreuses autres langues. Le standard s’est diffusé hors de Paris. En revanche, ce qui s’est passé à Paris lui a longtemps été propre, avant de se déplacer aujourd’hui vers la banlieue et de s’exporter dans d’autres villes. Paris a bouillonné d’inventions linguistiques un peu oubliées aujourd’hui, et fascinantes à explorer. Il a été le laboratoire historique de ce qui intéresse aujourd’hui la sociolinguistique.

Une histoire paradoxale

Pour devenir un centre normatif, Paris n’avait pourtant pas nécessairement au départ toutes les cartes. Ce n’est pas à Paris qu’on trouve les premières chartes écrites en français (ou langue d’oïl), mais en Lorraine, Picardie, Bourgogne… A Paris, la chancellerie royale était conservatrice et elle est restée longtemps attachée au latin. Cette lutte contre le latin marquera d’ailleurs une bonne partie de l’histoire linguistique de la ville jusqu’au 17e siècle. La Cour, de son côté, était souvent itinérante jusqu’au règne de Louis XIV, et elle était très composite, parfois peu francophone… Malherbe et Vaugelas ont été consternés par ce qu’ils y entendaient au début du 17e siècle… A vrai dire, la construction des normes s’est autant faite pour canaliser cette vie linguistique urbaine débridée que pour amener au standard des provinces jugées arriérées et qui parlaient encore souvent d’autres langues ou « patois ».

A partir du 18e siècle, la ville est sur deux rails, pour ainsi dire : celui de la norme, qui se consolide de plus en plus, notamment au 19e siècle avec les dispositifs éducatifs, et celui de la « vraie vie », en quelque sorte. Et Paris étonne tous les observateurs par la diversité de ses usages sociaux. On dit qu’il y a un parler de Montmartre, de Chaillot… Stendhal y repère trois parlers aristocratiques différents… C’est à Paris que s’invente la catégorie du « populaire ». On se bat pour savoir s’il existe quelque chose comme un « parisien », un « parigot ». C’est à Paris aussi que s’invente le « cosmopolitisme ». Paris est en effet pendant deux siècles la ville d’Europe où la proportion d’étrangers est la plus grande.

L’un des enjeux de Paris-Babel est d’essayer de montrer le paradoxe de ces deux trajectoires.
Oui, d’un côté, Paris a finalement été le lieu où s’est fabriquée l’essentiel de la norme du français, avant que ne s’élaborent un peu partout dans le monde francophone ce qu’on appelle des normes « endogènes », autrement dit des normes locales. Et d’un autre côté, il a aussi été le lieu de dynamiques formidablement complexes, rapides, parfois éphémères, qui ont sans cesse défait les normes. Devenu au fil du temps ville-monde, il abrite aujourd’hui plus d’une centaine de langues, engendrant de nombreuses stratifications ou hybridations. Et surtout, il nous invite à regarder la réalité en face, loin des imaginaires ou des fantasmes !

Gilles Siouffi

L’ouvrage est aussi disponible en version numérique (voir sur le site de l’éditeur).