Dites omnibulé pour obnubilé, et vous avez de fortes chances de vous attirer les moqueries ou les critiques de celles et ceux de vos congénères qui ont (évidemment !) en tête l’avertissement de l’Académie française de « se [garder] d’employer ce barbarisme », aussi qualifié d’« étrange paronyme ». Opinion reprise à l’envi sous de nombreux avatars, que ce soit dans le Figaro ou sur les réseaux sociaux.
Malgré cela, on l’entend souvent et, de façon peut-être plus surprenante, on le lit aussi — et ce, de longue date, comme en atteste cet extrait de la Revue médicale suisse (1928) :

Et s’il y avait là autre chose que lapsus ou ignorance ?
En réalité, la substitution de omnibulé à obnubilé procède de trois phénomènes fréquents, bien documentés en linguistique et qui, en l’occurrence, se renforcent les uns les autres.
/b/ → /m/, « l’assimilation régressive »
En phonétique, l’assimilation est le phénomène par lequel un son « contamine » la prononciation de celui qui le précède (assimilation régressive) ou, plus rarement, qui le suit (assimilation progressive). Elle est due à une tendance naturelle à réduire l’effort nécessaire à la production de suites de sons.
En français, elle affecte souvent le caractère sonore ou sourd d’une consonne : ainsi, le /b/ sonore de absent est presque toujours prononcé comme un /p/ sourd sous l’influence du /s/ sourd : /apsɑ̃/, tandis qu’en élocution rapide où le « e » (schwa /ə/) de seconde est élidé, le /s/ sourd se prononce souvent comme un /z/ sonore sous l’influence du /g/ sonore : « deux secondes » = /døzgɔ̃d/.
On connait aussi la façon dont, dans une évolution qui différencie le français d’autres langues romanes, certaines voyelles se sont nasalisées au contact de consonnes nasales : ainsi campagne /kɑ̃paɲ/ (remarquons que, s’il n’est plus audible en français dit « standard », un /m/ nasal reste bien présent devant le /p/ dans certaines variétés : /kɑ̃mpaɲə/). Qu’on pense aussi à bonbon /bɔ̃bɔ̃/, où non seulement le « o » se prononce nasalisé mais, dans les mêmes variétés méridionales, le /b/ bilabial « contamine » le /n/ qui le précède en le rendant lui aussi bilabial, /m/ (/bɔ̃mbɔ̃ŋ/). Ou encore, bien plus au nord, à la façon dont les locaux prononcent le nom du quartier lillois de Wazemmes : /wazɛ̃m/ (« Wazinmes »).
Dans le cas d’omnibulé, la nasalisation affecte non une voyelle, mais une consonne : /n/ rend nasale la consonne /b/ qui la précède, qui devient /m/. Faites le test : la seule différence entre un /b/ et un /m/, qui sont toutes deux des occlusives (le flux d’air est bloqué…) bilabiales (… par le contact entre les lèvres), c’est l’endroit par lequel sort l’air (bouche pour /b/, nez pour /m/).
Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé : le même type de nasalisation d’une occlusive se produit lorsqu’on prononce maintenant /mɛ̃nnɑ̃/ : le « e » (schwa) est élidé, et le /t/ est nasalisé en /n/.
/y – i/ → /i – y/, « la métathèse »
Le second phénomène en jeu concerne l’échange des voyelles « u » (/y/ en phonétique) et « i ».
Les linguistes appellent « métathèse » cette permutation de sons vocaliques, consonantiques, ou les deux, qui est un processus assez commun dans l’évolution des langues :
- le français a fait tout un fromage du formage hérité du latin formaticum (italien formaggio) : métathèse /o/ ⟷ /ʁ/ ;
- l’espagnol s’est risqué à faire du latin periculum (français péril, italien pericolo) son peligro et, ô miracle !, a opéré une transsubstantiation du miraculum latin (italien miracolo) en milagro (métathèse /r/ ⟷ /l/).
De même, combien d’enfants (mais aussi d’adultes, quand nous baissons la garde) laissent passer un aréoport ou un pestacle ? Ces modifications sont tellement régulières, quoique non entérinées par la norme, qu’elles ne peuvent être balayées d’un revers de la main comme autant d’idiosyncrasies. En l’occurrence, la métathèse est motivée par un réflexe tendant à normaliser des suites de sons inhabituelles : la suite /aeʁ/ est plus rare que /aʁe/, et /kt/ que /st/.
De façon similaire, outre-Atlantique, un des traits les plus célèbres du personnage d’Homer Simpson, employé d’une centrale nucléaire, est sa façon de substituer nucular à nuclear ; le président George W. Bush a été maintes fois ridiculisé pour cette même tendance, pourtant déjà existante — et mieux tolérée ! — chez Dwight Eisenhower ou Jimmy Carter. Elle est en réalité due à une séquence /kl/ relativement rare en anglais en milieu de mot par rapport à /k/ – voyelle – /l/.
« obnu » → « omni », la convergence
La survenue des deux processus ci-dessus est enfin indéniablement favorisée par un phénomène de convergence que le linguiste Christian Nicolas, dans un article intitulé « Je suis omnibulé par ma rénumération » appelle « remotivation par attraction paronymique ». Il s’agit en effet pour le locuteur ou la locutrice de substituer à des motifs morpho-phonologiques rares et abscons des schémas plus familiers et au sens plus accessible. Les linguistes anglophones du Language Log ont d’ailleurs popularisé à ce sujet le terme eggcorn, certaines personnes ayant tendance à appeler ainsi le gland du chêne (acorn en anglais) : une graine en forme d’œuf, ça fait sens !
Dans le cas d’obnubilé, c’est très net : non seulement il ne ressemble pour ainsi dire à aucun autre mot, mais la façon dont son sens se construit à partir de la somme de ses éléments constitutifs échappe à la plupart des francophones.
Le préfixe ob-, issu de la préposition latine identique, signifie « devant, en face, contre », sens qu’on retrouve aisément dans objet (quelque chose qu’on pose devant soi) ou obstacle. La racine du mot, elle, emprunte au latin nubiles, de nubes, nuage. Littéralement, obnubiler signifie « masquer derrière des nuages » ; métaphoriquement, on est donc obnubilé lorsqu’on a l’esprit embrumé — sous-entendu, par quelque chose d’obsédant.
Face à ce brouillard étymologique, omnibulé a quelque chose de rassurant : son préfixe omni– est plus familier, et convient assez bien à l’idée de quelque chose qui occupe toutes nos pensées… quitte à ce qu’on ne sache pas bien que faire du –bulé qui reste !
Alors, faute ou évolution ?
Qu’omnibuler s’inscrive durablement dans la langue comme l’a fait fromage, seul l’avenir le dira. Toujours est-il que:
- c’est bien un mot, puisqu’il est attesté dans l’usage, et même un verbe, qui se conjugue comme les autres ;
- il n’est en rien le produit de l’ignorance ou de la bêtise des personnes qui l’emploient, mais de processus tout ce qu’il y a de communs en langue, et qui nous ont déjà donné plusieurs mots dont on ne soupçonne plus l’origine « fautive ».
Florent Moncomble
Source : Nicolas, Christian. « “Je suis omnibulé par ma rénumération” : quelques remarques sur le procédé de remotivation par attraction paronymique ». Cahiers de lexicologie, vol. 66, no 1, 1995, p. 39‑53.
Dites omnibulé pour obnubilé, et vous avez de fortes chances de vous attirer les moqueries ou les critiques de celles et ceux de vos congénères qui ont (évidemment !) en tête l’avertissement de l’Académie française de « se [garder] d’employer ce barbarisme », aussi qualifié d’« étrange paronyme ». Opinion reprise à l’envi sous de nombreux avatars, que ce soit dans le Figaro ou sur les réseaux sociaux.
Malgré cela, on l’entend souvent et, de façon peut-être plus surprenante, on le lit aussi — et ce, de longue date, comme en atteste cet extrait de la Revue médicale suisse (1928) :
Et s’il y avait là autre chose que lapsus ou ignorance ?
En réalité, la substitution de omnibulé à obnubilé procède de trois phénomènes fréquents, bien documentés en linguistique et qui, en l’occurrence, se renforcent les uns les autres.
/b/ → /m/, « l’assimilation régressive »
En phonétique, l’assimilation est le phénomène par lequel un son « contamine » la prononciation de celui qui le précède (assimilation régressive) ou, plus rarement, qui le suit (assimilation progressive). Elle est due à une tendance naturelle à réduire l’effort nécessaire à la production de suites de sons.
En français, elle affecte souvent le caractère sonore ou sourd d’une consonne : ainsi, le /b/ sonore de absent est presque toujours prononcé comme un /p/ sourd sous l’influence du /s/ sourd : /apsɑ̃/, tandis qu’en élocution rapide où le « e » (schwa /ə/) de seconde est élidé, le /s/ sourd se prononce souvent comme un /z/ sonore sous l’influence du /g/ sonore : « deux secondes » = /døzgɔ̃d/.
On connait aussi la façon dont, dans une évolution qui différencie le français d’autres langues romanes, certaines voyelles se sont nasalisées au contact de consonnes nasales : ainsi campagne /kɑ̃paɲ/ (remarquons que, s’il n’est plus audible en français dit « standard », un /m/ nasal reste bien présent devant le /p/ dans certaines variétés : /kɑ̃mpaɲə/). Qu’on pense aussi à bonbon /bɔ̃bɔ̃/, où non seulement le « o » se prononce nasalisé mais, dans les mêmes variétés méridionales, le /b/ bilabial « contamine » le /n/ qui le précède en le rendant lui aussi bilabial, /m/ (/bɔ̃mbɔ̃ŋ/). Ou encore, bien plus au nord, à la façon dont les locaux prononcent le nom du quartier lillois de Wazemmes : /wazɛ̃m/ (« Wazinmes »).
Dans le cas d’omnibulé, la nasalisation affecte non une voyelle, mais une consonne : /n/ rend nasale la consonne /b/ qui la précède, qui devient /m/. Faites le test : la seule différence entre un /b/ et un /m/, qui sont toutes deux des occlusives (le flux d’air est bloqué…) bilabiales (… par le contact entre les lèvres), c’est l’endroit par lequel sort l’air (bouche pour /b/, nez pour /m/).
Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé : le même type de nasalisation d’une occlusive se produit lorsqu’on prononce maintenant /mɛ̃nnɑ̃/ : le « e » (schwa) est élidé, et le /t/ est nasalisé en /n/.
/y – i/ → /i – y/, « la métathèse »
Le second phénomène en jeu concerne l’échange des voyelles « u » (/y/ en phonétique) et « i ».
Les linguistes appellent « métathèse » cette permutation de sons vocaliques, consonantiques, ou les deux, qui est un processus assez commun dans l’évolution des langues :
De même, combien d’enfants (mais aussi d’adultes, quand nous baissons la garde) laissent passer un aréoport ou un pestacle ? Ces modifications sont tellement régulières, quoique non entérinées par la norme, qu’elles ne peuvent être balayées d’un revers de la main comme autant d’idiosyncrasies. En l’occurrence, la métathèse est motivée par un réflexe tendant à normaliser des suites de sons inhabituelles : la suite /aeʁ/ est plus rare que /aʁe/, et /kt/ que /st/.
De façon similaire, outre-Atlantique, un des traits les plus célèbres du personnage d’Homer Simpson, employé d’une centrale nucléaire, est sa façon de substituer nucular à nuclear ; le président George W. Bush a été maintes fois ridiculisé pour cette même tendance, pourtant déjà existante — et mieux tolérée ! — chez Dwight Eisenhower ou Jimmy Carter. Elle est en réalité due à une séquence /kl/ relativement rare en anglais en milieu de mot par rapport à /k/ – voyelle – /l/.
« obnu » → « omni », la convergence
La survenue des deux processus ci-dessus est enfin indéniablement favorisée par un phénomène de convergence que le linguiste Christian Nicolas, dans un article intitulé « Je suis omnibulé par ma rénumération » appelle « remotivation par attraction paronymique ». Il s’agit en effet pour le locuteur ou la locutrice de substituer à des motifs morpho-phonologiques rares et abscons des schémas plus familiers et au sens plus accessible. Les linguistes anglophones du Language Log ont d’ailleurs popularisé à ce sujet le terme eggcorn, certaines personnes ayant tendance à appeler ainsi le gland du chêne (acorn en anglais) : une graine en forme d’œuf, ça fait sens !
Dans le cas d’obnubilé, c’est très net : non seulement il ne ressemble pour ainsi dire à aucun autre mot, mais la façon dont son sens se construit à partir de la somme de ses éléments constitutifs échappe à la plupart des francophones.
Le préfixe ob-, issu de la préposition latine identique, signifie « devant, en face, contre », sens qu’on retrouve aisément dans objet (quelque chose qu’on pose devant soi) ou obstacle. La racine du mot, elle, emprunte au latin nubiles, de nubes, nuage. Littéralement, obnubiler signifie « masquer derrière des nuages » ; métaphoriquement, on est donc obnubilé lorsqu’on a l’esprit embrumé — sous-entendu, par quelque chose d’obsédant.
Face à ce brouillard étymologique, omnibulé a quelque chose de rassurant : son préfixe omni– est plus familier, et convient assez bien à l’idée de quelque chose qui occupe toutes nos pensées… quitte à ce qu’on ne sache pas bien que faire du –bulé qui reste !
Alors, faute ou évolution ?
Qu’omnibuler s’inscrive durablement dans la langue comme l’a fait fromage, seul l’avenir le dira. Toujours est-il que:
Florent Moncomble
Source : Nicolas, Christian. « “Je suis omnibulé par ma rénumération” : quelques remarques sur le procédé de remotivation par attraction paronymique ». Cahiers de lexicologie, vol. 66, no 1, 1995, p. 39‑53.
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omnibulé paronymie prescriptivisme