Réforme

Offrons-nous plus d’ognons et de nénufars, moins de poux et de cailloux !

A l’initiative du collectif Les linguistes atterré(e)s, plusieurs dizaines de linguistes, enseignants, universitaires et personnalités de la culture, parmi lesquels Claude Hagège, Bernard Cerquiglini, Geneviève Brisac, Annie Ernaux, Marie Desplechin, Cynthia Fleury, Bernard Lahire et Sandra Laugier proposent, dans une tribune au « Monde », une application beaucoup plus large des rectifications orthographiques de 1990.

Nous demandons d’appliquer les Rectifications de 1990 et d’aller plus loin :
– autoriser l’invariabilité du participe passé avec avoir, comme prévu par l’arrêté Leygues de 1900, comme demandé par le CILF et la FIPF
– régulariser les pluriels en s, et pas en x

Lien vers notre tribune parue dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/15/pourquoi-il-est-urgent-de-mettre-a-jour-notre-orthographe_6194603_3232.html

Tribune (version auteur)

Sommes-nous forcés d’écrire à la plume, de lire à la bougie ? Et pourtant, partout, on nous impose de lire et d’écrire avec une orthographe de 1878, oui, 1878. Alors que l’orthographe rectifiée de 1990 figure dans tous les dictionnaires, dont celui de l’Académie française. C’est pourquoi, nous, francophones de différents pays, demandons à nos institutions, mais aussi aux médias, aux maisons d’édition, aux entreprises du numérique, de nous offrir des textes, des messages, en nouvelle orthographe, et d’aller plus loin dans cette voie.

Réformer l’orthographe ne veut pas dire réformer la langue. On peut être bon en français, par la richesse de son vocabulaire, sa créativité et son argumentation, et mauvais en orthographe. Et c’est de plus en plus le cas aujourd’hui. Les enquêtes PISA et PIRLS (Programme international pour le suivi des acquis des élèves et Programme international de recherche en lecture scolaire) indiquent que les pays francophones consacrent plus d’heures à l’enseignement de la langue maternelle que les autres pour des résultats plus faibles, et que les élèves français s’abstiennent plus souvent de répondre, probablement par peur de la faute. L’opacité de notre orthographe en est en partie responsable. Et le temps passé à enseigner ses bizarreries et incohérences l’est au détriment de l’écriture créative et de la compréhension.

L’orthographe, née avec l’imprimerie, n’a cessé, au fil du temps, d’être retravaillée par les grammairiens, les imprimeurs, et par l’Académie française jusqu’à la fin du XIXe siècle. On estime qu’entre les XVIIe et XIXe siècles, la moitié des mots ont vu leur graphie changer au fil des réformes. Depuis, plus rien, alors que la plupart des langues européennes mettent à jour leur orthographe régulièrement, pour accompagner leur évolution. Est-ce parce qu’il n’y avait plus rien à améliorer ? Nullement. Des linguistes, comme Ferdinand Brunot, des écrivains, comme Anatole France, se sont mobilisés dès 1900, en France, en Suisse et en Belgique. Pour aboutir en 1990, à une avancée : des rectifications validées par l’Académie française et publiées au Journal officiel, sans caractère contraignant. Elles régularisent le pluriel de certains noms composés, suppriment l’accent circonflexe sur le i et le u quand il ne joue aucun rôle, simplifient certaines doubles consonnes, et éliminent quelques scories (« ognon » et « nénufar »). Elles sont intégrées aux traitements de texte, enseignées au primaire en France depuis 2008, mais aussi en Belgique, au Canada, en Suisse. Cependant, elles sont méconnues du public, qui s’en méfie, car on ne leur a jamais donné leur chance. Pire, après avoir appris la nouvelle orthographe en primaire, les élèves sont forcés de revenir à l’ancienne au collège et au lycée, faute d’ouvrages disponibles.
Affichons des textes conformes aux rectifications de 1990, et republions les classiques : il y a longtemps qu’on ne les lit plus dans leur graphie d’origine. L’école en a besoin. Plusieurs éditions pourront coexister, avec une pastille explicite ; nous retrouverons une liberté de choix, et l’usage pourra trancher. Il est grand temps aussi d’aller plus loin. L’idée n’est pas de tout simplifier ni d’écrire en phonétique, mais d’améliorer le système graphique pour mieux l’enseigner. Aujourd’hui, la réflexion est très avancée, on sait ce qu’on peut modifier sans dommage pour le sens ou la prononciation, et sans ralentir la lecture. Le premier pas serait d’acter la réforme de l’accord du participe passé, et d’accepter de le laisser invariable lorsqu’il est conjugué avec « avoir », comme le prévoyait déjà l’arrêté du ministre de l’instruction publique, Georges Leygues, en 1900, comme le demandent aujourd’hui la Fédération internationale des professeurs de français et le Conseil international de la langue française. L’accord avec l’objet avant l’auxiliaire (« l’histoire que j’ai lue ») avait été proposé à partir du XVIe siècle, mais accompagné ensuite de tant d’exceptions qu’il ne s’est jamais vraiment imposé. La plupart du temps, on ne peut pas l’entendre à l’oral, et pour les quelques verbes qui le permettraient, les bouches les plus autorisées (ministres et présidents compris) se surprennent à dire « la chose que j’ai fait », « la décision que j’ai pris ». Les rarissimes cas où l’accord aurait du sens à l’écrit, de type « la part du gâteau que j’ai mangé(e) », sont presque du folklore, surtout que la distinction n’existe ni au masculin (« le morceau du gâteau que j’ai mangé ») ni aux temps simples (« la part du gâteau que je mange »). Or, aujourd’hui, environ quatre-vingts heures sont consacrées par l’école à ce seul point, au détriment du reste.

Le pas suivant serait de régulariser les pluriels en « -s », en renonçant au « -x » final qui résulte d’une erreur de copiste (« -us » abrégé au Moyen Age par un signe confondu avec un « x », auquel on a ajouté un « u ») : autorisons à nouveau « pous » comme « sous », et « pieus » comme « pneus ». Certes, on ne distinguera plus « lieux » et « lieus », ni « feux » et « feus », mais le contexte suffira à trancher : les avocats ou les cadres ne réclament pas une graphie différente de peur d’être pris pour des fruits ou des tableaus. La nomination d’une commission internationale, un Collège des francophones, permettrait d’aller plus loin, dans un avenir que nous espérons très proche. Si vous trouvez que ces accords byzantins et ces exceptions étranges font tout le charme de notre orthographe, c’est parce que c’est la seule version qui vous a été enseignée dès l’enfance, et que vous y accordez une charge affective particulière. Nos ancêtres trouvaient surement « poëte » et « loix » plus jolis que « poète » et « lois ».

On peut éprouver une certaine fierté de sa maitrise de l’orthographe, mais même les plus aguerris souffrent d’insécurité linguistique. Que gagne-t-on à apprendre des règles qui n’ont rien de logique, ni même d’étymologique ? Rationaliser ne signifie pas effacer l’orthographe, mais la rendre un peu plus maitrisable ; et le chemin est vraiment très long, pour le français. Depuis au moins trois siècles, on a investi dans la langue française un imaginaire qui lui suppose des qualités (clarté, brièveté, élégance…) qu’elle n’a ni plus ni moins qu’une autre. Le cout social et économique de notre orthographe archaïque est devenu exorbitant. C’est aujourd’hui un outil de sélection inadapté, car on lui prête des vertus qu’elle n’a pas.

Plutôt que se lamenter sur la baisse du niveau, le moment est venu d’ouvrir les yeus et d’agir enfin ! En l’espèce, la paresse et le moindre effort seraient de ne rien changer ; l’exigence et la rigueur consistent à appliquer la réforme de 1990 et à la poursuivre, à l’instar des siècles passés, pour que chacune et chacun retrouve le plaisir d’apprendre et d’enseigner, de lire et d’écrire en français. Offrons-nous plutôt plus d’ognons et de nénufars, moins de poux et de cailloux !

Pour signer : https://www.tract-linguistes.org/rejoignez-nous/

Signatures

Les linguistes atterrées (Qui sommes-nous ?) et Mathieu Avanzi (linguiste, Université de Neuchâtel), Clémentine Beauvais (autrice jeunesse), Bruno Belhoste (historien Panthéon Sorbonne), Caroline Benjo (productrice, Haut et Court), Sylvain Bourmeau (journaliste), Geneviève Brisac (écrivaine), Stéphane Bureau (directeur général des éditions Retz), Irène Catach (linguiste, CNRS et EHESS), Bernard Cerquiglini (linguiste, Université Paris Cité), Philippe Champy (ancien éditeur, membre du Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)), Karine Chemla (philosophe des sciences, CNRS), François de Closets (auteur), Danièle Cogis (linguiste et chercheuse en orthographe, Sorbonne Université), Bruno Coppens (comédien), Cécile Coulon (autrice), Thomas Coutrot (économiste atterré), Marie Darrieussecq (écrivaine), Virginie Dercourt (économiste, Sorbonne Paris Nord), Annie Desnoyers (linguiste, Université de Montréal), Xavier Dessaucy (Association belge des professeurs de français de la Fédération Wallonie-Bruxelles), Jean-François de Pietro (linguiste, Délégation suisse à la langue française), Marie Desplechin (autrice), Anne Dister (linguiste, Université de Louvain), Annie Ernaux (autrice), Cynthia Eid (présidente de la Fédération Internationale des Professeurs de Français), Michel Fayol (psycholinguiste, Université de Clermont Ferrand), Cynthia Fleury (philosophe, CNAM), Marin Fouqué (écrivain), Alexandre Gefen (Directeur de recherches, CNRS), Claude Gruaz (linguiste, CNRS), Claude Hagège (linguiste, Collège de France), Emmanuelle Huver (présidente de l’Association des chercheurs et enseignants didacticiens des langues étrangères), Jean-Pierre Jaffré (linguiste, CNRS), Bernard Lahire (sociologue, CNRS), Mathilde Larrère (historienne), Sandra Laugier (philosophe, Université Panthéon Sorbonne), Georges Legros (linguiste, Université de Namur), Martial Maynadier (président d’EROFA), Marinette Matthey (linguiste, Université de Grenoble), Marie-Louise Moreau (linguiste, Université de Mons), Salikoko Mufwene (linguiste, University of Chicago), Michel Ocelot (cinéaste), Sébastien Pacton (Psychologie du développement cognitif, Université Paris Cité), Michel Parfenov (éditeur, Solin/Actes Sud), Katya Pelletier (présidente de l’Association québécoise des professeurs de français), Charles Pépin (philosophe), André Petitjean (professeur émérite en Sciences du langage et directeur de la revue Pratiques), Sylvie Plane (linguiste, Sorbonne Université), Aurore Ponsonnet (autrice, formatrice en orthographe, chroniqueuse), Franck Ramus (Chercheur en sciences cognitives, membre du CSEN), Ali Rebeihi (journaliste), Luigi Rizzi (linguiste, Collège de France), Élisabeth Roudinesco (historienne, vice-présidente de l’Institut Histoire et lumières de la pensée), Pierre Serna (historien, Université Panthéon Sorbonne), Silvia Serrano (politiste, Sorbonne Université), Charlotte Servel (historienne du cinéma, Université de Grenoble), Anne Catherine Simon (linguiste, Université de Louvain), Liliane Sprenger-Charolles (linguiste, membre du Conseil Scientifique de l’Education Nationale), Jean-Pierre Sueur (linguiste, ancien ministre), Agnès Van Zanten (sociologue de l’éducation, CNRS), Aurore Vincenti (linguiste et autrice), Henriette Walter (linguiste, Université de Rennes), Martin Winckler (auteur), Viviane Youx (présidente de l’Association Française pour l’Enseignement du Français), Valérie Zenatti (écrivaine).

Ressources

L’association EROFA (Études pour une Rationalisation de l’Orthographe Française d’Aujourd’hui) qui travaille depuis de nombreuses années sur l’élaboration d’une orthographe rationnelle. Elle donne accès librement à leur résultats sous la forme du DOR (Dictionnaire d’Orthographe Rationnelle). Elle donne également accès à des textes rédigées en orthographe rationnelle et un outil de conversion.

Le premier roman en orthographe rationnelle (La sous-bois) a été publié en octobre 2024.

RENOUVO (Réseau pour la nouvelle orthographe du français) diffuse l’information sur les rectifications orthographiques proposées et recommandées par les instances francophones compétentes.

Le groupe RO (Rectifications Orthographiques) met à disposition un site destiné au milieu de l’enseignement pour de l’autoformation ou de la formation. Ce site permet de se familiariser avec les rectifications de l’orthographe reconnues dans tout l’espace francophone.

Pour en savoir plus sur la réforme du participe passé.

François de Closets, Zéro faute. L’orthographe une passion française, 2009.

Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français.

Nina Catach, Les délires de l’orthographe, 1989.

Nina Catach (dir.), Dictionnaire historique de l’orthographe française, 1995.

Nina Catach, Histoire de l’orthographe française, éd. posthume réalisée par Renée Honvault, avec la collab. de Irène Rosier-Catach, collection Lexica, no 9, Paris, Champion, 2001.

Yvonne Cazal, Gabriella Parussa, Introduction à l’histoire de l’orthographe, Armand Colin, 2e édition, 2022.

RF Linguisticae, La dernière réforme de l’orthographe… a bientôt deux siècles, 2023.

Passages médias

Anne Abeillé dans la Matinale de France culture (17/10/2023) : Quelle orthographe enseigner aux élèves ?

Maria Candea, Bernard Cerquiglini et Arnaud Hoedt au Téléphone sonne sur France inter (20/10/2023) : Faut-il mettre à jour l’orthographe ?

Clément Viktorovitch sur France Info (29/10/2023) : Faut-il réformer l’orthographe ?

Anne Abeillé, Viviane Youx et Rachid Santaki sur RFI (02/11/2023) : Faut-il moderniser l’orthographe de la langue française ?