Les linguistes atterrées répondent régulièrement à des questions adressées à la médiatrice de Radio France à propos de la langue. Aujourd’hui, nous vous proposons un billet à partir d’une remarque d’un auditeur sur le mot « espèce »…
« J’aimerais que le mot ‘‘espèce’’ retrouve son genre féminin et ne plus entendre ‘‘UN ESPECE’’ de tabouret, comme si ‘‘espèce’’ était un adjectif s’accordant à un nom… »
Du genre de l’espèce
Est-ce une faute de dire : un espèce de ? L’Académie française affirme sur son site (rubrique Dire, ne pas dire) :
Le mot Espèce est féminin, et doit le rester lorsqu’il est suivi d’un complément (Espèce de…), quel que soit le genre de ce complément. On dira une espèce de camion comme une espèce de charrette, une espèce de voyou comme une espèce de canaille. Espèce et Sorte s’emploient de la même façon. On dira une sorte de tyran comme une sorte de couronne.
Une règle zombie ? Est-ce que vraiment, quand vous interpelez quelqu’un en lui disant « Espèce d’idiot ! » vous pourriez dire aussi « Sorte d’idiot ! » ? On se demande vraiment d’où vient cette idée que les deux mots espèce et sorte s’emploieraient de la même façon, d’autant que dans la plupart des cas, l’Académie française n’aime pas les synonymes et cherche des différences là où l’usage n’en fait pas forcément.
Un espèce de: un emploi pas si nouveau que ça…
Il est vrai qu’on s’étonne parfois d’entendre un espèce de piège, un espèce de type, au lieu d’une espèce de piège, une espèce de type.
Cet emploi au masculin devant un nom masculin n’est pas nouveau, il est répandu depuis le XVIIIe siècle, selon le dictionnaire Le Robert. On le trouve chez les bons auteurs, même chez les académiciens Fénelon (« un espèce de transport »), Voltaire (« un espèce de miracle »), et Condillac (« un espèce de flux ») ; au XXe siècle, Georges Duhamel (« un espèce de saint »), et plus près de nous Raymond Queneau (« un espèce de phénomène ») ou Jacques Roubaud (« un espèce de sonnet ») l’emploient.
… qui marque une nuance
L’emploi de un espèce de introduit généralement une nuance péjorative, car une espèce de porc, c’est neutre, c’est une sous-espèce de l’animal « porc », alors qu’un espèce de porc c’est plutôt un sale type.
Un changement de genre observé de longue date
Les linguistes (Bally, Gaatone, Hagège) l’ont observé depuis longtemps : le nom d’approximation espèce est devenu un nom affectif, qu’on peut employer comme une insulte : « Espèce d’idiot ! ».
Comme l’explique la Grande grammaire du français (chapitre IV le Nom, section 5.4 les compléments de nom, page 453), l’article s’accorde avec le premier nom, mais celui-ci, quand il devient un nom affectif, peut s’accorder en genre avec le second nom, dans des emplois parfois stigmatisés : « ton vache de frère, ce putain de téléphone. »
Les noms affectifs suivis de « de » peuvent garder leur genre, par exemple : « ta saleté de frère, ton phénomène de fille ». Mais ils ont tendance à s’accorder avec le nom qui suit, un peu comme des adjectifs : « ce chien de directeur, cette chienne de vie, un drôle d’homme, une drôle de femme ». On comprend donc l’alternance : « une espèce de fille, un espèce de type. »
Fautif ou familier?
Ce changement de genre en contexte est attesté pour d’autres noms qui sont devenus des noms affectifs. L’Académie française l’autorise pour le nom diable, normalement masculin, qui devient ainsi féminin : « une diable de pluie, cette diable de femme », et pas un diable de pluie, ni ce diable de femme.
Le dictionnaire Robert indique « un espèce d’idiot », comme « familier (critiqué) ».
Le wiktionnaire note: « dans cette acception, le substantif « espèce »» se rencontre parfois accordé au complément qui le suit, toujours pour exprimer une nuance d’approximation ou de dépréciation », avec des exemples littéraires : ce gamin n’était qu’un espèce d’abruti. — (Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation).
Enfin, le dictionnaire Larousse indique « ce putain de bus » comme « très familier » et non comme « fautif ». On ne dit pas « cette putain de bus ».
Donc dire « un espèce de piège » pour désigner un piège, si l’on suit l’usage, c’est peut-être familier, mais pas fautif !
Anne Abeillé
Voir la vidéo du 16/08/2023 sur le site de Radio France.
Voir aussi Danièle Godard, les compléments de nom, in La Grande grammaire du français 2021, chap. IV, section 5
Les linguistes atterrées répondent régulièrement à des questions adressées à la médiatrice de Radio France à propos de la langue. Aujourd’hui, nous vous proposons un billet à partir d’une remarque d’un auditeur sur le mot « espèce »…
Du genre de l’espèce
Est-ce une faute de dire : un espèce de ? L’Académie française affirme sur son site (rubrique Dire, ne pas dire) :
Une règle zombie ? Est-ce que vraiment, quand vous interpelez quelqu’un en lui disant « Espèce d’idiot ! » vous pourriez dire aussi « Sorte d’idiot ! » ? On se demande vraiment d’où vient cette idée que les deux mots espèce et sorte s’emploieraient de la même façon, d’autant que dans la plupart des cas, l’Académie française n’aime pas les synonymes et cherche des différences là où l’usage n’en fait pas forcément.
Un espèce de: un emploi pas si nouveau que ça…
Il est vrai qu’on s’étonne parfois d’entendre un espèce de piège, un espèce de type, au lieu d’une espèce de piège, une espèce de type.
Cet emploi au masculin devant un nom masculin n’est pas nouveau, il est répandu depuis le XVIIIe siècle, selon le dictionnaire Le Robert. On le trouve chez les bons auteurs, même chez les académiciens Fénelon (« un espèce de transport »), Voltaire (« un espèce de miracle »), et Condillac (« un espèce de flux ») ; au XXe siècle, Georges Duhamel (« un espèce de saint »), et plus près de nous Raymond Queneau (« un espèce de phénomène ») ou Jacques Roubaud (« un espèce de sonnet ») l’emploient.
… qui marque une nuance
L’emploi de un espèce de introduit généralement une nuance péjorative, car une espèce de porc, c’est neutre, c’est une sous-espèce de l’animal « porc », alors qu’un espèce de porc c’est plutôt un sale type.
Un changement de genre observé de longue date
Les linguistes (Bally, Gaatone, Hagège) l’ont observé depuis longtemps : le nom d’approximation espèce est devenu un nom affectif, qu’on peut employer comme une insulte : « Espèce d’idiot ! ».
Comme l’explique la Grande grammaire du français (chapitre IV le Nom, section 5.4 les compléments de nom, page 453), l’article s’accorde avec le premier nom, mais celui-ci, quand il devient un nom affectif, peut s’accorder en genre avec le second nom, dans des emplois parfois stigmatisés : « ton vache de frère, ce putain de téléphone. »
Les noms affectifs suivis de « de » peuvent garder leur genre, par exemple : « ta saleté de frère, ton phénomène de fille ». Mais ils ont tendance à s’accorder avec le nom qui suit, un peu comme des adjectifs : « ce chien de directeur, cette chienne de vie, un drôle d’homme, une drôle de femme ». On comprend donc l’alternance : « une espèce de fille, un espèce de type. »
Fautif ou familier?
Ce changement de genre en contexte est attesté pour d’autres noms qui sont devenus des noms affectifs. L’Académie française l’autorise pour le nom diable, normalement masculin, qui devient ainsi féminin : « une diable de pluie, cette diable de femme », et pas un diable de pluie, ni ce diable de femme.
Le dictionnaire Robert indique « un espèce d’idiot », comme « familier (critiqué) ».
Le wiktionnaire note: « dans cette acception, le substantif « espèce »» se rencontre parfois accordé au complément qui le suit, toujours pour exprimer une nuance d’approximation ou de dépréciation », avec des exemples littéraires : ce gamin n’était qu’un espèce d’abruti. — (Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation).
Enfin, le dictionnaire Larousse indique « ce putain de bus » comme « très familier » et non comme « fautif ». On ne dit pas « cette putain de bus ».
Donc dire « un espèce de piège » pour désigner un piège, si l’on suit l’usage, c’est peut-être familier, mais pas fautif !
Anne Abeillé
Voir la vidéo du 16/08/2023 sur le site de Radio France.
Voir aussi Danièle Godard, les compléments de nom, in La Grande grammaire du français 2021, chap. IV, section 5
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accord espèce règles zombies